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APOLOGIE DE LA JOUISSANCE

  • Photo du rédacteur: Ouvalevin
    Ouvalevin
  • 24 mai 2019
  • 10 min de lecture

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Jouissance. Un mot très cher à Jean-Claude Berrouet, l’œnologue orfèvre de Petrus et autres vins des Etablissements Jean-Pierre Moueix jusqu’au milieu des années 2000. Fils du poète Denis Réjane (de son nom de poète), l’homme a reçu de son père « la sensibilité, l’amour de la vie, l’amour des êtres humains, l’amour du vin, la manière d’être heureux », comme il l’a confié avec émotion lors d’une conférence passionnante à la Cité du Vin à Bordeaux en janvier 2019. Quand la matière dionysiaque révèle le sensible, l'humain. « Le quoi ? », me demandera sûrement ma progéniture. « Deux amis chers qui sont partis », pourrai-je lui répondre. « Il t'appartiendra de les retrouver. A condition que tu le désires, ou que tu aies seulement conscience de leur absence ».


La quête de l’émotion


La jouissance, c’est le plaisir intense, l’émotion que procure un vin lors de sa dégustation. Si vous interrogez Nicolas Joly (propriétaire de la Coulée de Serrant et un des papes, s’il en est, de la biodynamie en France), il vous dira sûrement que la jouissance, c’est écouter un vin parler. Un grand vin est un vin qui a quelque chose à dire, qui touche au cœur. Autrement dit, un vin qui a une âme. Pour un biodynamiste (mais pas que), cette âme, elle vient de la singularité d’un lieu ; celui qui a directement influencé la maturation du raisin qui a donné naissance au vin. C’est ce qu’on appelle tout simplement un vin de lieu, que Nicolas Joly oppose aux vins apatrides, aux vins sans âme quoi.


De jolis mots tout ça, mais ça veut dire quoi au juste ? Pour le dire très simplement, il s’agit du vin qui, lorsqu’on sent son bouquet et lorsqu’on le met en bouche, nous laisse pantois ou nous remplit d’émotions. Un ancien collègue de travail, passionné de vin, m’avait un jour confié que sa dégustation d’un Chambertin-Clos de Bèze de Pierre Gelin (millésime 1995 si je ne me trompe pas), qui lui avait été offert par sa femme (sympa le cadeau), l’avait ému quasiment jusqu’à lui verser une larme. Evocation soudaine de souvenirs d’enfance, de souvenirs douloureux ou joyeux, ou simple plaisir paroxystique (je m’enflamme…) ? Je n’en sais rien. Vous lui demanderez. L’émotion était là, c’est tout.


Cette émotion, c’est la quête éternelle de l’amateur averti. Elle est rare, mais quand elle se réveille (d’autant plus lorsqu’elle arrive par surprise), alors le terme « jouissance » prend tout son sens. C’est un peu comme tomber amoureux. Ça arrive souvent par surprise, ça bouscule, ça transporte, ça élève, ça hypnotise. C’est d’ailleurs le terme qu’employait Emmanuel Rouget (du domaine éponyme et neveu d’Henri Jayer) pour décrire son Echézeaux 2009 encore en élevage, dans un entretien accordé à Lotel du Vin : « Quand on goûtait au tonneau, on était dans la terre, on avait l’impression d’être pratiquement hypnotisés par le vin ».


Comme beaucoup d’amateurs vous le diront, cette émotion sera d’autant plus grande que la connaissance du vignoble et de ses acteurs sera profonde. Jasper Morris, le célèbre Master of Wine anglais spécialiste de la Bourgogne, décrit très justement cela en avant-propos de sa bible sur les climats de Bourgogne (Au cœur de la Bourgogne, Editions Hachette 2015) : « Savourer une bonne bouteille de bourgogne joliment vinifiée, c’est une chose. La déguster en sachant qui l’a vinifiée, voire reconnaître le tempérament du vigneron dans le vin, c’est encore mieux. Pouvoir évoquer le climat, comme on dit dans le parler local bourguignon, c’est-à-dire la parcelle de vignes à l’origine de ce vin, c’est le summum ». Un vin provient de vignes plantées depuis plus ou moins longtemps sur un terroir qui a ses propres caractéristiques, différentes de celles d’un autre terroir (même si les deux peuvent n’être séparés que par un simple chemin de terre, comme c’est souvent le cas en Bourgogne). Le terroir est travaillé et exprimé par un vigneron ou une vigneronne, qui a lui/elle-même son histoire, sa vision, sa propre interprétation du terroir et de ses vignes. L’histoire, justement, me parait être un élément essentiel. La Romanée-Conti (je parle de la parcelle) serait-elle ce qu’elle est aujourd’hui sans son illustre histoire ? Le prestige de Bordeaux n’est-il pas dans son histoire, qui continue de s’écrire chaque jour ? Le plaisir d’un dégustateur du Cros Parantoux n’est-il pas décuplé lorsqu’il a connaissance de l’histoire de cette vigne, qui n’était qu’un simple champ de topinambour au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale et qui a été plantée à coups de dynamite au milieu des nombreux grands crus qui l’entourent par un paysan (au sens le plus noble que l’on puisse attribuer à ce terme) bourguignon visionnaire qui est devenu un maître pour tant de jeunes vignerons ?


Si l’on continue d’explorer ce chemin de l’émotion décuplée par la soif de connaissance, alors le passionné en arrivera à la dégustation géo-sensorielle, concept porté aujourd’hui par Jacky Rigaux et certains grands noms de la viticulture. On en reparlera dans un billet futur. La digression a ses limites dans un blog ! Mais je ne résiste pas à glisser dès maintenant une citation d’Aubert de Villaine (préface du livre de Jacky Rigaux Le Réveil des Terroirs. Défense et illustration des climats de Bourgogne, Editions de Bourgogne, Messigny-et-Ventoux, 2010, page 13) : « A cette évidence des climats [de Bourgogne bien sûr] est consubstantiellement associée la dégustation géo-sensorielle qui conjugue le goût et la connaissance du terroir. […] Le toucher et le type de minéralité, par exemple, font l’originalité d’un vin issu d’un lieu particulier. Les descripteurs du gourmet ont plus d’importance que les arômes descriptifs, bréviaire d’une critique qui vise à tester plutôt qu’à taster |du tastevin], à noter plutôt qu’à apprécier ». Voilà, c’est gratuit. On y reviendra plus en détails…


Labyrinthe et infinité des fils d’Ariane


M’sieur ! Et quand on n’est pas averti alors ? Quand on est juste amateur, sans qualificatif, comment on fait ? Eh bien pourquoi ne pas commencer par apprendre à connaitre son goût ? A l’identifier par soi-même, sans se le laisser imposer aveuglément par des « experts », qui supposément savent ce qu’ils font et qui ont toujours forcément raison puisqu’ils sont experts ! Vous savez la fameuse note supérieure à 90/100 donnée par un grand critique de vin (vous reconnaîtrez qui vous voudrez), qui vous fait sérieusement douter de vos compétences en matière de dégustation parce que la bouteille ne vous a pas donnée le plaisir suggéré par la note.


Il n’est pas question ici de critiquer la critique, débat souvent stérile à mon sens. Il s’agit plutôt du cas où l’amateur pas forcément initié en vient à s’effacer derrière la critique. Jonathan Nossiter exprime à mon sens parfaitement ce malaise profond du monde du vin contemporain lorsqu’il se lance dans une comparaison avec l’art : « C’est comme si on entrait dans le MoMA de New York et qu’on trouvait, à la place des Jackson Pollock et De Kooning, des copies efficaces. Mais tout de même des copies. Pire encore, c’est comme si on les présentait au public comme authentiques. Et selon la loi et les usages, elles le seraient. Par peur d’affirmer leur propre réaction, même s’ils notaient que les Pollock et les De Kooning étaient plats, sans lumière intérieure, éteints, les gens acquiesceraient, sans enthousiasme. Craignant de ‘se tromper’, de ne pas être ‘sûrs de leur goût’, ils l’abandonneraient, purement et simplement. Ou bien ils diraient : ‘Je ne ressens rien… Je ne dois rien y connaître. C’est ma faute’ » (Le goût et le pouvoir, Editions Grasset 2007, page 48). Il ajoute (page 116) : « Plus [les vendeurs] parlent des arômes farfelus et de la technique incompréhensible du vin, plus ils vous dominent et vous empêchent de formuler une réaction, une émotion, une constatation de votre propre goût face à un vin, à une expérience de plaisir, et vous découragent de rechercher son aspect culturel ».


La dégustation intellectuelle a pris le pas sur la dégustation émotionnelle. Pour pouvoir apprécier un vin, la condition préalable serait de savoir le décortiquer dans tous les sens. Je parle bien de « savoir » car toute la technique que ce terme suppose requiert une formation spécifique. Beaucoup d’amateurs novices se sentent freinés dans leur approche au vin par cet excès de technicité. Jean Claude Berrouet soulignait durant sa conférence à la Cité du Vin qu’on « a intellectualisé la dégustation, on l’a rendue cérébrale ». Selon lui, quand on déguste à l’aveugle par exemple, « on déguste avec son esprit, ses connaissances, mais on perd la relation viscérale ». Cette relation viscérale est pourtant fondamentale. C’est ce qui permet de garder le lien entre le lieu, l’artiste-vigneron et l’œuvre (éphémère) finale.


Ce n’est pas un hasard si la mode des vins ronds, suaves, alcooleux, boisés et très fruités est venue de critiques américains dans les années 1980. La sensibilité au sucre et à la suavité n’est pas la même entre un Américain et un Européen. En tous les cas elle l’était d’autant moins il y a 30 ou 40 ans ! Ce goût, j’ai le sentiment de le retrouver aujourd’hui en Amérique Latine, qui a calqué son mode de vie consumériste sur celui des Etats-Unis. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de faire déguster des vins européens à de jeunes latinos. Leur première réaction est très souvent similaire : « oohh, c’est acide ! ». C’est un fait que le goût est aussi lié à l’histoire et à la culture. Un Américain a des goûts différents d’un Européen, d’un ressortissant d’Amérique latine ou d’Asie. Et si on commence à regarder dans le détail, on pourra s’étonner de certaines choses. Claude et Lydia Bourguignon, par exemple, ont souvent souligné le fait que le goût prononcé des italiens pour l’amertume proviendrait de fortes teneurs en magnésium des sols d’Italie, ce qui procurerait aux aliments (ceux non cultivés en hors sol évidemment) et aux vins italiens une amertume noble.


Il est très loin le temps des Pic de la Mirandole et autres humanistes dont le savoir ne se limitait pas à un domaine d’expertise. La société contemporaine est une société de l’expertise. Pour être légitime (consommateur inclus), il faut d’abord être expert dans un domaine bien délimité. Et l’interdisciplinarité ? Passe ton chemin… Regardez simplement le journal télévisé en période estivale. Il faut être un médecin expert pour conseiller aux gens de boire de l’eau en pleine canicule. Appliqué au vin, cela signifie que si vous n’êtes pas capable d’apprécier une bouteille notée 95/100 par un critique international, c’est que vous ne savez (du « savoir », encore lui) pas apprécier une grande bouteille. Dans ce cas, à quoi bon dépenser une somme élevée pour une belle bouteille ? Si je ne suis pas capable d’apprécier un vin noté 95 à 20 euros, pourquoi dépenser 25 euros ou plus pour un autre vin noté moins que 95 ?


Cela me rappelle une anecdote d’Henri Jayer rapportée par Jacky Rigaux (Ode aux grands vins de Bourgogne, Editions de l’Armançon 1997, page 156) : « Si on suit aveuglément ces gourous du vin, on court le même risque qu’en entrant en secte : on perd sa personnalité, on se met en situation de dépendance, on renonce à son goût dans ce qu’il a d’unique. J’exagère à peine ! J’ai rencontré récemment quelqu’un qui m’a dit : ‘j’achète depuis dix ans les vins de X, mais je ne les aime pas, je n’arrive pas à trouver du plaisir à leur dégustation !’ Pourquoi les achetez-vous ? lui demandais-je. ‘Parce que Y, le grand journaliste de la célèbre revue Z, dit qu’ils sont bons’. Une telle conduite est absurde, mais elle se généralise ! ».


Je pense également à Antoine Gerbelle qui a récemment poussé un « coup de gueule » dans son (excellent) média Tellement Soif contre le pouvoir des applications de reconnaissance des étiquettes, genre Vivino (vous savez l’application géniale inventée par un « démocrate » du vin qui réussit le tour de force de vous vendre des bouteilles avec des rabais à deux chiffres et dont le prix, une fois le rabais appliqué, reste plus cher que chez le caviste du coin de la rue !). On passe aujourd’hui son temps à scanner les étiquettes pour finalement ne choisir que des bouteilles ayant une note minimale (accordée par qui au fait ?) en oubliant totalement son goût et en s’abandonnant à celui des autres, sans même savoir qui sont ces autres. Le progrès quoi.


Sur un échantillon de dix vins bien faits et, pour prendre une référence parmi d’autres, notés 90 ou plus par Robert Parker (enfin la marque Robert Parker plutôt, parce que le Robert lui-même ça fait déjà quelques temps qu’il a passé la main), il y en aura peut-être un ou deux qui vous toucheront, voire cinq, voire même aucun. Vous serez alors déçu d'avoir payé autant pour déguster des bouteilles qui ne vous auront pas comblées. La confusion entre analyse et émotion aura fait triompher la première pour effacer la seconde. Des vins équilibrés et dégageant une palette d’arômes plaisants il y en a des centaines, pour ne pas dire des milliers. Mais le vin qui vous touche jusqu’à vous laisser un souvenir à vie, il reste rare.


La plupart des vignerons qui se concentrent sur la qualité de leurs produits se moquent de recevoir un inventaire à la Prévert des arômes que le dégustateur pourra trouver dans leur vin. Ils connaissent leurs vins mieux que quiconque. D’ailleurs certains grands vignerons n’hésitent pas à dire qu’ils ne comprennent même pas ce que signifient les commentaires de dégustation qui peuvent parfois être écrits sur leurs propres vins par certains critiques. Ce qui les intéresse par-dessus tout est de savoir si leur vin vous a touché ou non, en tant qu’être humain et non pas forcément en tant qu’amateur initié et avisé. La logique est la même que dans le monde de l’art. Quel impact l’œuvre a sur la personne qui la regarde, la lit, l’appréhende, la goûte ?


Conclusion


Un grand vin est un vin qui fait voyager. J’ai un souvenir magnifique d’une Barbarine 2000 de Gangloff ouverte en janvier 2016 au Grand Restaurant de l’artiste Jean-François Piège à Paris, qui accompagnait un gibier en sauce divin. Il suffisait de fermer les yeux pour s’apercevoir qu’une forêt entière venait de pousser au milieu du VIIIe arrondissement ! Autre exemple : Un Muscadet Le Fief du Breil 2001 de Jo Landron dégusté récemment. Il suffisait là encore de fermer les yeux pour passer de mon appartement à un marché de coquillages en bord de mer.


Et pour couper court aux idées reçues, il ne faut pas nécessairement dépenser des fortunes pour avoir accès à l’émotion. Pour preuve ce chenin du Château la Trochoire 2008 (de Edouard de la Palme, en appellation Touraine), dégusté en 2017, qui m’avait été vendu 5 euros (!) par l’ex-propriétaire du domaine Kuentz Bas, aujourd’hui reconverti en marchand de vin, et chez qui j’avais été très chaleureusement accueilli par pur hasard en tant que client Airbnb durant une visite en Alsace. Autant dire que la quille est arrivée par surprise !


Allez, pour finir, et pour le fun, quelques mots d’un grand monsieur du vin : « Quand le vinificateur part à la recherche de la perfection œnologique il est aveugle à la vérité du vin. Les plus grandes bouteilles ne sont pas des vins parfaits. Ce sont des moments d’émotions. |…] La technologie nous permet un travail plus précis, et plus de maitrise. Mais à vouloir tout contrôler on peut perdre l’émotion que la nature pouvait nous donner. J’ai bu des grands vins d’avant-guerre, sans couleur, avec de la volatile et d’autres défauts mais avec beaucoup de complexité, de longueur et d’arômes. C’étaient des vins exceptionnels… qu’on hésiterait à mettre en bouteilles aujourd’hui ! » (Jacques Seysses, du domaine Dujac à Morey-Saint-Denis ; extrait de son discours lors du Symposium de l’Académie Internationale du Vin à Vienne, le 6 décembre 2018).


A force de citer des gens intelligents je finirai peut-être par être contaminé…

 
 
 

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