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LE VIGNERON ET SON CLIENT JAPONAIS



Commençons ce billet par une citation : « ‘Déguster’ en japonais, ça veut dire aussi ‘écouter’, c’est le même mot. Et j’avais trouvé ça fantastique. Parce qu’au lieu de pérorer sur le vin, en racontant des mots qui ne veulent rien dire (qu’il y a de la minéralité, qu’il sent la framboise, qu’il sent la fraise, qu’il sent… enfin bon n’importe quoi), on se recueille, on fait silence, et on écoute le vin. On essaye de comprendre sa présence, sa vibration, sa musique ». Cette citation n’est évidemment pas de moi. J’ai bien conscience que si je m’exprimais ainsi, simple amateur inconnu, je me ferais descendre illico. Mais qui oserait descendre l’immense dame du vin qu’est Lalou-Bize Leroy, propriétaire des célèbres domaines bourguignons Leroy et d’Auvenay, et ex. co-gérante du domaine de la Romanée-Conti auprès d’Aubert de Villaine ? Eh oui. Cette citation est de Madame Leroy. Elle m’a marquée, parce que pour un Japonais, déguster et écouter ne sont que les deux faces d’une même pièce. On est loin, à mon sens, de la dégustation telle qu’elle est enseignée.


Cette phrase m’a d’autant plus marqué que je l’ai retrouvée, en substance, chez un autre très grand nom du vignoble français. Je veux parler de Pierre Overnoy, très célèbre vigneron du Jura dont les flacons s’arrachent aujourd’hui à travers le monde. Dans le remarquable ouvrage « La parole de Pierre » de Michel Campy, Pierre Overnoy témoigne d’une journaliste japonaise qui était venue goûter ses vins : « Dans le groupe de journalistes qui était venu ici, il y en a une qui boit un coup et qui me dit : ‘Ce n’est pas de la boisson, c’est de la nourriture ! Je sens que je nourris mon corps en buvant ce vin !’. Parce que les Asiatiques sont très à l’écoute de leur corps. En Europe, on a beaucoup perdu ces notions, mais les Asiatiques ont gardé la notion du corps. Ils boivent un coup, ils ferment les yeux et ils sentent ce qui se passe en eux. Nous, ça nous arrive, mais pas souvent ».


Vibration, présence et musique


Vibration, présence et musique donc, pour reprendre les termes de Lalou-Bize Leroy.


Je ne reviendrai pas sur la vibration, qui me semble un point essentiel, car j’ai déjà évoqué ce sujet dans mon billet précédent (Quand Max Planck s’invite à table), que je vous invite à lire.


Concernant la présence d’un vin, l’utilisation de ce terme ne me semble absolument pas frivole ou mystique (comme s’empresseront de dire certains - Il semble qu’aujourd’hui on appelle « mystique » tout ce qu’on ne comprend pas ou qu’on ne cherche pas à comprendre, c’est devenu un fourre-tout conventionnel quoi). Lalou-Bize Leroy n’est d’ailleurs pas la seule à en parler. Bruno Quenioux, grande personnalité du milieu du vin, souligne l’anecdote suivante dans son excellent ouvrage « La vie mystérieuse du vin » : « Frère Jean, ancien moine du désert durant treize ans, est venu me voir le jour de la sortie du beaujolais nouveau. Des dégustateurs venaient d’arriver. La seule chose qu’il a dite, après avoir goûté le vin : ‘Ah, quelle présence !’. Il ne s’est pas occupé du goût, il ne s’est pas occupé des saveurs, il a simplement senti la présence. […] Il sent le souffle. Il sent que le vin est un sujet, pas un objet. Alors il est dans l’essentiel ». Bruno Quenioux ajoute par ailleurs : « Le vin est une nourriture. Pour le goûter, il faut mâcher, se mettre en écoute, en respiration et ressentir avec le corps, pas avec la tête ». Vous noterez la similitude du propos avec la journaliste japonaise évoquée par Pierre Overnoy. Ce ressenti avec le corps et non avec la tête me fait également immédiatement penser à Jean-Claude Berrouet, œnologue historique de Petrus, que j’ai déjà cité dans un billet précédent, lorsqu’il soulignait lors de sa conférence à la Cité du Vin de Bordeaux : « On a intellectualisé la dégustation, on l’a rendue cérébrale […] Quand on déguste à l’aveugle, on déguste avec son esprit, ses connaissances, mais on perd la relation viscérale ».


La musique, enfin. Si l’on admet que le vin a une vibration, alors les similitudes avec la musique deviennent évidentes. Encore une anecdote rapportée par Bruno Quenioux dans son ouvrage : « Un grand organiste me disait : ‘’C’est incroyable, je vous écoute parler du vin mais votre langage je pourrais le mettre sur mon orgue’. Car c’est le même langage… ». Le Général Marc Paitier évoque également longuement les rapports entre vin et musique dans son remarquable ouvrage « La mémoire du vin ». A lire !


L’hédoniste et le professionnel


On a donc là une approche de la dégustation purement hédoniste, qui ne se soucie guère d’une approche plus professionnelle, qui est celle enseignée à toute personne désireuse d’entrer dans le monde du vin. Pierre Poupon, grand auteur bourguignon et ancien vinificateur du domaine Jacques Prieur, faisait la différence entre le professionnel et l'hédoniste. Le problème arrive à mon sens quand le professionnel prend le dessus et efface l'hédoniste. Et cela va évidemment bien au-delà du simple monde du vin soit dit en passant…


Pour illustrer cela, Bruno Quenioux relatait dans l’une de ses conférences l’anecdote suivante, qui illustre parfaitement à mon sens la situation actuelle : A l’époque où il dirigeait encore la cave des Galeries Lafayette, il a animé une conférence sur le vin au début de laquelle il a tendu un verre de vin à une dame assise au premier rang en lui demandant de goûter le vin et de lui dire ce qu’elle ressentait. Cette personne a refusé de goûter le vin en disant qu’elle n’y connaissait rien. La peur du ridicule sans doute. Il lui tend alors deux pommes. En goûtant la première, la dame en question décrit la pomme comme étant fadasse, sans goût, sucrée et molle. En goûtant la seconde pomme, elle la décrit comme croquante, avec du goût, acidulée, vive et fraiche. Et Bruno Quenioux de lui dire : « Mais dites donc, vous avez pris des cours sur la pomme ? ». Le ressenti et le goût individuels deviennent niés par peur de manque de connaissances… Alors qu’on devrait commencer par là non ?! Et de quelles connaissances on parle d’abord ?


En évoquant la vibration, la présence et la musique (pour rester sur les termes cités par Madame Leroy), force est de constater que nous sommes loin du vocabulaire de la dégustation auquel nous sommes habitués, non seulement celui utilisé par l’immense majorité des professionnels du vin mais également celui qui est très majoritairement enseigné à tous les amateurs qui cherchent à se former au vin. Essayez de parler de « présence » d’un vin à un professionnel, il vous dira sûrement que c’est poétique mais pas rigoureux, voire pas sérieux, parce que ce terme ne figure pas dans la fiche de dégustation du WSET. Tiens-t’en à la fiche de dégustation, jeune padawan.


Ahh le WSET (acronyme pour Wine and Spirit Education Trust), considérée comme la plus prestigieuse école de dégustation au monde, le Graal à avoir sur son CV pour toute personne qui cherche à se reconvertir dans le vin ou tout amateur qui cherche à valider ses connaissances vinicoles. Si vous avez le WSET de niveau 2 ou 3, vous pouvez être considéré comme un connaisseur, sinon il y a un doute (et la présomption sera plutôt défavorable…). Mais c’est quand même vite oublier l’histoire, non ?


Le WSET est aujourd’hui l’antichambre du titre suprême que constitue le « Master of Wine » (les MW comme on les appelle). Pour pouvoir prétendre au titre très prestigieux de MW (il y en a actuellement plus de 450 à travers le monde), il faut être titulaire du WSET de niveau 4. Il ne faut cependant jamais oublier que l’institut des Masters of Wine a été créé en 1955 dans le but « d’imposer un haut standard de connaissance aux marchands anglais et, par-delà, accorder aux plus brillants d’entre eux un diplôme reconnu » (Yohan Castaing, Revue du Vin de France No. 629, où il décrivait le WSET comme « une chambre de sélection, mais aussi une véritable entreprise de lobbying de la vision anglo-saxonne du monde du vin »). On parle bien d’un diplôme créé après la Seconde Guerre mondiale pour les besoins d’une profession très particulière : les marchands de vin anglais. Le but était de professionnaliser ces marchands. Ce n’est que dans les années 1980 que, victime de son succès, le titre de MW s’est ouvert aux journalistes, aux écrivains, puis au monde entier. Aujourd’hui, ce sont les MW qui dominent la critique consumériste internationale, dans le sillon bien tracé du sacro-saint Robert Parker. Il est loin le temps de l’école historique et traditionnelle française des Jules Guyot, docteur Lavalle, André Jullien, puis de Raymond Baudoin (fondateur de la Revue du Vin de France), comme le rappelait Michel Bettane, l’un des plus grands critiques de vin actuels, lors du Symposium de l’Académie Internationale du Vin de 2016. Aujourd’hui, on pense à Jean-Robert Pitte ou encore à Jacques Puisais. Mais qui connait ces grands noms de la défense de la culture du vin et de la gastronomie parmi la jeune génération ?


Tout amateur (ou professionnel d’ailleurs) qui cherche donc aujourd’hui à se former au monde fascinant du vin va recevoir une formation de marchand de vin ou, pour le dire autrement, un adepte de la dissection. Il y a beaucoup de grandes personnalités du vin qui dénoncent cela. Jacky Rigaux bien sûr, grand défenseur des vins de terroir, notamment dans son excellent ouvrage « La dégustation géo-sensorielle », qui fait habilement référence au principe de disjonction et de simplification des sciences modernes montré par Edgar Morin. Michel Bettane encore. Je vous invite à lire son excellent article de 2015 intitulé « Masters of minor wines » (en libre accès sur internet), alarmant mais qui me paraît toujours autant d’actualité cinq ans après.


Pour illustrer cela autrement, il y a une image qui me parle particulièrement et qui me paraît d’autant plus forte qu’elle est simple. Cette image je l’ai trouvée à la fois chez Bruno Quenioux et chez Nicolas Joly. C’est celle de l’unité du vin. L’analyse des arômes, des tanins, de l’acidité, etc. est une division. Alors que toute la symbolique du vin est basée historiquement sur l’unité. Comme le souligne Nicolas Joly, quand on vous présente quelqu’un, on ne vous décrit pas cette personne en vous disant : « Je te présente Julien, cheveux blonds courts, yeux verts, bras longs de 95 centimètres, pieds de taille 42, doigts fins… ». C’est pourtant ce qu’on fait aujourd’hui avec le vin, la boisson la plus symbolique de notre civilisation. Bruno Quenioux va même plus loin en soulignant que « la connaissance du vin, c’est apprendre à se connaitre par le vin […] Quand vous êtes dans la quête de la connaissance du vin, c’est comme quand vous êtes dans la quête de la connaissance de l’humain. Vous ne cherchez pas à connaitre les 6 milliards d’habitants qu’il y a sur la planète […] On ne peut pas percevoir plus profond en l’autre ce que l’on n’a pas perçu en soi-même. Se creuser soi-même c’est creuser l’humanité. C’est pareil pour le vin. Plus vous êtes dans un creuset intérieur, plus vous allez découvrir l’essence du vin. […] C’est l’essence qui donne la vibration ». Bruno Quenioux ajoute : « Si on se limite à une grille de lecture préétablie, on se prive de la vérité du spontané et d’une perception illimitée. Quand on est bloqué par son langage, on va diminuer sa perception, pour qu’elle se colle au langage. Alors que le langage intuitif, le langage immédiat, lui, est illimité ». Ce langage forcément limité, c’est ce que Michel Serres appelait un idiolecte de métier, en l’occurrence celui des marchands de vin anglais des années 1960/70.


Le langage immédiat dont parle Bruno Quenioux est personnel. Chacun dispose de sa grille de lecture, unique par définition, et qui change en permanence en quelque sorte, en fonction de son passé, de l’humeur du moment, etc. L’important est de savoir que ce langage existe et qu’il est tout à fait légitime, bien qu’il ne soit pas enseigné. Regardez le célèbre manga japonais « Les Gouttes de Dieu », très célèbre chez les amateurs de vin. J’en reviens par là au fil rouge de ce billet, à savoir la perception du vin chez les Japonais, qui traduit une approche plus générale de l’Orient, bien différente de la nôtre, Occidentaux. Il est très intéressant de voir comment les personnages du manga s’expriment lorsqu’ils dégustent les plus grands vins. C’est une succession d’emphases, d’allégories, de souvenirs, d’émotions, bien loin d’une description analytique du vin. Les Japonais n'ont visiblement jamais perdu de vue leur grille de lecture interne et personnelle, l’écoute de leur corps.


Conclusion


Ce billet n’a évidemment pas pour but de vilipender les méthodes de dégustation établies et enseignées, mais simplement de souligner que ce n’est justement pas parce que ces dernières méthodes sont celles qui sont enseignées qu’elles constituent les seules options possibles à la connaissance du vin. On voit que deux portes se présentent face à l’hédoniste. Celle de l’écoute, du ressenti, et celle de la dégustation. La seconde doit-elle occulter la première ? Je ne le pense pas. C’est même dangereux.


Je n’ai d’ailleurs pas évoqué ces fameuses méthodes de dégustation. Mais ce n’était pas le but en même temps. On oppose généralement l’approche sensorielle (ou analytique), qui est l’approche ultra-majoritaire aujourd’hui, à laquelle sont formés la plupart des professionnels du vin et des amateurs, à l’approche géo-sensorielle, minoritaire mais activement promue par de grandes personnalités (dont Jacky Rigaux, Jean-Michel Deiss, Aubert de Villaine, etc.). On y ajoute aujourd’hui l’approche dite intuitive, promue par Franck Thomas (Meilleur Sommelier d’Europe, Meilleur Sommelier de France et Meilleur Ouvrier de France en Sommellerie), laquelle est vue comme complémentaire des deux autres approches. Je pense qu’un enseignement de l’écoute, en parallèle ou en amont des méthodes de dégustation, ne serait pas de trop.


Nous avons commencé ce billet par une citation. Finissons-le par une autre. Celle-ci nous vient de François Audouze, grand collectionneur de vins rares et ardent défenseur d’une approche sensible du vin : « Je considère que le vin doit être aimé et non analysé, ce qui est très différent ».

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