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LE CORPS ET LA FICHE DE DÉGUSTATION

  • Photo du rédacteur: Ouvalevin
    Ouvalevin
  • 29 juin 2024
  • 10 min de lecture


Il était temps !! Voilà plus de trois ans et demi que je n’ai pas alimenté ce blog. « Tu faisais quoi pendant tout ce temps ? » doivent se demander la quantité invraisemblable de mes lecteurs. (heu, attends……) « Tu as fait le tour des vignobles du monde ? Tu as réalisé un film ? Tu as écrit un livre ? » On se calme les amis. En fait j’ai juste travaillé, puis travaillé, puis travaillé, je me suis marié, j’ai adopté un chien, j’ai voyagé, j’ai lu et bu des canons, et des moins canons… Enfin j’ai vécu ma vie quoi, pas de quoi en faire un flan. Et puis le déclic, l’envie de reprendre la plume, de repartir dans la création littéraire.

 

Le déclic est venu après la lecture d’un article publié en janvier 2024 dans la revue à comité de lecture The Senses and Society intitulé « Tasting life and energy with the body: the biodynamic resonance of wine » (en Français ça donne : « Goûter la vie et l’énergie avec le corps : la résonance biodynamique du vin »). C’est à lire ici. Cet article a été écrit par Christelle Pineau, spécialiste de l’anthropologie des vins naturels, chercheuse au Laboratoire d’anthropologie politique (LAP) de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), et Jean Foyer, chargé de recherche CNRS en anthropologie. Un truc scientifique quoi. Sciences sociales évidemment (si, si, c’est de la science).

 

Un article où des anthropologues font appel à des références éclectiques, telles que Jules Chauvet (le « père » des vins nature), Jacques Néauport (celui qui faisait le lien entre Jules Chauvet et les vignerons naturels dont Pierre Overnoy), Jo Landron (grand vigneron du Muscadet), Nicolas Joly (le pape de la biodynamie en France), Jean-Pierre Frick (grand vigneron alsacien) et Jacky Rigaux (universitaire bien connu des amoureux de la Bourgogne), pour ce qui concerne le monde du vin, mais aussi Alain Corbin, Philippe Descola ou encore Pierre Bourdieu. Quelle respiration ! Ce machin ne pouvait que m’intéresser. Les auteurs font principalement appel à Pascaline Lepeltier, sommelière désormais devenue une sommité dans le monde du vin, tant en France qu’à l’international, en se basant sur son expérience et son ressenti.

 

La question centrale que se posent les auteurs est pourquoi la biodynamie se développe-t-elle autant dans le vin ? Alors que ce mariage est tout sauf évident, dans une production centrée sur la monoculture et qui a largement adopté les principes de la modernisation agricole, et que la biodynamie reste extrêmement controversée pour ses principes ésotériques. Malgré cela, la biodynamie continue de se développer à un rythme exponentiel, surtout en France. En d’autres termes, les auteurs se posent la question de savoir « qu’est-ce que la biodynamie fait au vin » ?

 

L'hypothèse avancée par les auteurs, « qui expliquerait en partie le mariage apparemment heureux entre le vin et la biodynamie, est, que cette dernière contribue à donner plus de vie et d'énergie au vin et que cette énergie serait perçue à travers une nouvelle façon de déguster. Notre objectif ici n'est pas tant d'étudier ce que pourrait être ce supplément de vie ou d'énergie en tant qu'objet scientifique, car ces notions sont de toute façon impossibles à stabiliser d'un point de vue scientifique. La raison pour laquelle nous utilisons ces catégories instables est qu'elles émergent de manière récurrente sur le sujet des vins biodynamiques dans les discours des vignerons, œnologues, sommeliers et dégustateurs, qu'ils soient débutants ou confirmés. Ces catégories d'énergie ou de vibrations, encore en gestation, renvoient à des formes de dégustation qui dépassent les seuls critères organoleptiques pour s'étendre à la réceptivité de l'ensemble du corps impliqué dans l'acte de boire » (traduit de l’anglais par mes soins, comme les autres citations de l’article).

 

Ce qui intéresse les auteurs, c'est de partir de ce que les acteurs du vin nous disent de leur pratique, et de le prendre au sérieux pour tenter de rendre compte le plus finement possible de leur rationalité. En donnant du crédit à ces discours, ils soutiennent que ce qui est perdu en termes de « distance critique » est gagné en termes de compréhension fine des expériences singulières. Ils conçoivent leur article comme « une contribution originale et assez expérimentale à l'anthropologie du goût et de l'odorat ». Ils se détachent d’une approche bourdieusienne de la sociologie du goût, qui met en lumière les déterminismes sociaux et les stratégies de distinction tissées sur l’expression d’un goût. En tant qu’anthropologues, selon leurs dires, ils se sentent plus proches d’approches pragmatiques inspirées de la sociologie des sciences et qui, dans le cas du vin, mettent l’accent sur l’expérience de dégustation elle-même, les affects et les perceptions qu’elle implique. « En accord avec les principes mêmes de la biodynamie, qui invitent à une approche phénoménologique dans laquelle l'observé et l'observateur sont imbriqués, nous proposons d'aller plus loin dans cette démarche en assumant et même en affirmant le fait de mêler nos propres subjectivités et sensibilités à celles des acteurs et des objets, en l'occurrence ici le vin, bien sûr. »

 

Les auteurs rapportent qu’une « caractéristique dominante est apparue dans les données recueillies, contrastant avec les expressions habituelles utilisées pour les odeurs et les goûts : l'implication corporelle associée à la dégustation des vins biodynamiques. |...] Il est clair que tout type de dégustation implique le corps, mais ce que nous essayons de saisir ici, c'est l'implication du corps dans son ensemble, en tant qu'organe de perception à la manière d'une antenne. Une expérience de dégustation fragmentée pourrait être opposée à une expérience de dégustation synesthésique, dans laquelle le corps n'est plus fragmenté en différents organes de perception et de sens. »

 

Ils citent alors Pascaline Lepeltier pour illustrer leur propos : "Je suis très sensible aux énergies, aux vibrations des vins, à la plénitude en bouche, à la longueur. Je peux sentir l'énergie d'un vin quand je le goûte. [...] Je vois l'énergie comme une vibration. [...] Et cette vibration d'un produit fini est capable d'être en harmonie avec un corps vivant comme le mien. Par la suite, cette vibration peut perdurer plus ou moins fortement. [...] C'est comme si mon corps reconnaissait la nature vivante du vin. [...] Quand on commence à goûter ces vins, le corps s'en souvient, il y a une mémoire reptilienne". Ou encore : "Au bout d'un certain temps, cette chose vivante devient également très sensible au toucher du vigneron. Il y a une telle transparence que l'on peut vraiment sentir l'agonie ou le plaisir de la personne qui fait le vin. [...] Quand le travail du vigneron est aussi profond, on le ressent d'autant plus dans les bouteilles. [...] On boit une gorgée et ça fait réfléchir, ça ouvre des champs de réflexion qu'on n'avait pas forcément. Ce que j'attends d'une vraie bouteille de vin, c'est une satisfaction organoleptique, hédoniste, mais aussi une satisfaction intellectuelle, dans le sens où le vin offre des pistes de réflexion que je n'avais pas... comme un morceau de musique".

 

Il s’agit de dire que la grille analytique n’est pas suffisante pour rendre pleinement compte de l’expression d’un vin. A ce titre, on peut saluer l’initiative de l'Association Suisse Vin Nature (créée en 2021) qui, en partenariat avec la Haute Ecole de Changins (spécialisée dans la viticulture et l’œnologie) et l'aide de BioVaud, du département de l'agriculture et viticulture du canton de Vaud et de la Confédération Suisse, a mis au point une fiche de dégustation qui inclut une évaluation de l’appréciation hédonique (notée sur 20) ainsi que l’évaluation de l’émotion procurée par le vin (notée sur 5).

 

On touche ici à la question de la subjectivité dans la science. Quel rapport entre science et dégustation me direz-vous ? Nous savons que la dégustation sensorielle est née après la Seconde Guerre mondiale, à une époque où l’on a jugé que la croissance rapide de la production et de la consommation de vin dans le monde devait mener à l’adoption d’une approche plus scientifique de la dégustation. Lorsqu’on produit massivement du vin en Amérique du Sud, en Australie, en Europe, etc., et d’une manière de plus en plus industrielle, conduisant par là même à une certaine standardisation de la production, comment fait-on pour se comprendre aux quatre coins du monde ? Il fallait donc objectiver la dégustation. Pour cela, Jacky Rigaux (que je ne me lasserai jamais de citer) nous rappelle que l’on a fait appel à Jules Chauvet, qui était à la fois un grand scientifique (Pierre Overnoy n’hésite d’ailleurs pas à dire de lui qu’il avait le niveau d’un Prix Nobel) et un producteur de vin dans son Beaujolais natal. On pense souvent à Jules Chauvet comme celui qui a permis le lancement du mouvement des vins nature, avec en particulier Pierre Overnoy et Marcel Lapierre. Mais, en grand spécialiste des arômes et de l’olfaction, c’est aussi lui qui a créé le verre de vin tulipe INAO, qui a marqué le début d’une certaine standardisation objectivée de la dégustation. C’est cette dégustation, centrée sur les caractéristiques organoleptiques du vin (c’est-à-dire qui affectent les récepteurs sensoriels), que l’on a appelé la dégustation sensorielle. Celle-là même qui est aujourd’hui le socle de quasiment toutes les formations sur le vin, à travers notamment l’hégémonique et anglo-saxon WSET (Wine & Spirit Education Trust).

 

Je suis aujourd’hui très marqué par le fait que, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud, la dégustation sensorielle est vue, par la majorité des professionnels mais surtout (et cela me parait préoccupant) par les non-initiés ou même les amateurs en herbe, comme l’obstacle à surmonter pour passer de l’autre côté de la barrière. L’on n’est bien évidemment pas obligé de s’y connaitre pour apprécier un bon vin. Mais il est pour le moins très perturbant de constater que pour ces non-initiés, la SEULE voie possible pour se former au vin serait celle de la dégustation sensorielle. Nos esprits sont tellement focalisés, depuis des dizaines d’années, sur le sommelier qui débite une liste d’arômes les uns après les autres, qu’il en devient le but principal à atteindre pour celui qui se lance dans la connaissance du vin. Mon intention, comme je l’ai déjà rappelé dans un billet précédent, n’est bien sûr pas de soutenir que la dégustation sensorielle est à mettre de côté. Elle a évidemment toute sa place dans le monde du vin, en particulier pour les marchands de vin (qui sont bien ceux pour qui cette dégustation a été créée au départ). C’est surtout de rappeler, encore et toujours, que ce n’est pas la seule qui existe, et encore moins la seule à considérer. Il est assez ironique, d’ailleurs, de constater que si la dégustation sensorielle a ses racines en France, ses alternatives sont aussi nées chez nous. Je pense à la dégustation géo-sensorielle de Jacky Rigaux et Jean Michel Deiss (qui est entrée par la grande porte à l’Université de Strasbourg à travers la création d’un Diplôme Universitaire en 2019) ou encore la dégustation intuitive de Franck Thomas dont le succès, je crois, ne cesse de grandir. Citons également Gabriel Lepousez, neurobiologiste à l’Institut Pasteur et membre du comité de dégustation de la Revue du Vin de France (et bon ami de Jacky Rigaux par ailleurs), qui incarne un renouveau dans le milieu du vin, en montrant les limites scientifiques de l’analyse sensorielle.

 

En somme, il n’existe pas UNE manière de déguster et puis d’autres plus accessoires qui permettraient, dans un premier temps, d’atteindre les gens que la technicité du vin rebute, avant de vraiment passer aux choses sérieuses dans un second temps. C’est un peu comme la « neutralité » pour l’être humain en général, qu’il soit scientifique, politique, journaliste, économiste, etc. Le rapport au monde de l’Homme est une affaire de lunettes. Si vous adhérez aux thèses majoritaires des économistes actuels et que vous pensez que cela fait de vous quelqu’un de neutre, il y a de fortes chances pour que vous voyiez le monde avec des lunettes néolibérales. Mais si vous voyez l’économie avec des verres de lunettes différents, alors vous rentrez dans la catégorie des économistes dits « hétérodoxes ». De même, si vous êtes physicien et que vous soutenez la théorie des cordes, ultra-majoritaire, pour expliquer les fondements du réel, alors vous voyez le monde de manière totalement différente des autres physiciens, beaucoup plus minoritaires, qui adhèrent à d’autres théories de compréhension du monde. Dans tous ces cas, l’on peut s’accorder à dire qu’il n’existe pas une manière vraie d’appréhender l’économie ou le réel, et d’autres manières qui seraient fausses. Il est en effet absolument impossible de démontrer qui a « raison » entre un économiste orthodoxe et un économiste hétérodoxe, ou entre un physicien cordiste et un adepte de la théorie de la gravitation quantique à boucles (du moins jusqu’au jour où l’expérience tranchera la question). C’est juste que chacun voit le monde à travers des lunettes différentes. Alors pourquoi en serait-il autrement pour le vin ? Pour l’amateur de vin qui ne jure que par le WSET et la dégustation sensorielle analytique, les lunettes portées sont celles du marchand de vin. Mais, bien heureusement, rien n’empêche de choisir une autre monture. Les difficultés arrivent lorsque l’on décide et décrète qu’il est obligatoire de porter une paire de lunettes particulière pour accéder à certains postes ou certaines fonctions. Il n’y a qu’à voir les critiques parfois extrêmement virulentes des économistes hétérodoxes et des physiciens « bouclistes » à l’encontre de l’hégémonie des économistes orthodoxes et des physiciens cordistes dans les universités les plus prestigieuses. Eh oui, il existe bel et bien une sociologie de l’économie, des sciences, et même du vin.

 

Bon, revenons à nos moutons. La prise en compte du corps en son entier dans la dégustation est-elle possible ? Cela peut-il se faire dans le cadre d’une approche scientifique ? Ou encore, soyons taquins, la méthode scientifique et l’objectivité sont-ils indispensables dans la dégustation ?

 

Répondons à ce stade par une simple anecdote, qui permettra à chacun de réfléchir à la question. Il s’agit de Bruno Quenioux (caviste bien connu des amateurs), qui raconte qu’un jour il a fait déguster un vin à des professionnels en présence de son ami frère Jean, moine orthodoxe des Cévennes. Il demande à tout le monde de lui décrire le vin à travers son ressenti, et surtout pas de chercher précisément quel vin ils ont dans le verre. La plupart des professionnels, aux dires de Bruno Quenioux, n’ont pu s’empêcher d’analyser le vin et rechercher son cépage, son vignoble et son millésime. Puis frère Jean s’exprime : « Je sens le feu de la terre dans ce vin ». Tout le monde se regarde et se dit que c’est joli, poétique mais pas forcément très professionnel. Bruno Quenioux demande alors à frère Jean de répéter à tout le monde ce qu’il vient de dire et aux autres de bien l’écouter. Il répète alors : « Je sens le feu de la terre dans ce vin ». Il s’agissait d’un vin de Santorin…

 

Osons même aller encore plus loin. La qualité d’un vin peut-elle se mesurer à l’harmonie qu’il inspire ou à la joie qu’il procure ? On en revient à la base en fait. Mais alors, comment percevoir cette joie ? Avec moi c’est facile. J’hume le vin, vient l’étonnement positif puis un son avec ma bouche du genre « ouuufffff ». Le serveur du vin interprète généralement cela comme une appréciation négative de ce qu’il vient de me servir, alors qu’en fait c’est tout le contraire. Je mets le vin en bouche et je me mets à danser sur ma chaise. Aussi simple que ça. Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ? Je précise que la performance gestuelle ne se produit qu’en présence seule de mon épouse, une fois que le serveur est parti. En présence d’autres personnes, la danse est bien là mais reste intérieure, dirons-nous.

 

Et vous ? C’est quand la dernière fois qu’un vin vous a rendu simplement heureux ?

 
 
 

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